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Aujourd’hui je vous parle de l’artiste Robert Filliou et plus particulièrement de sa célèbre phrase :

« l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » !

Pour moi, cette citation est comme un mantra et vient répondre à la grande question : à quoi sert l’art ?

Comme le dit, Robert Filliou, l’art peut, entre autres choses, rendre la vie plus intéressante et plus intense !

J’en suis intimement convaincue car j’en ai fait l’expérience en bien des points. En effet, l’expérience esthétique en ce qu’elle a de cathartique peut entraîner des changements positifs dans la vie et ainsi la rendre tout simplement meilleure.

Je vais pour illustrer mon propos, en vous faisant une confidence ou comment 2 minutes de théâtre ont changé mon quotidien !

De vous à moi…

Le 7 février 2020 à 20h00, j’ai emmené mes étudiants voir la pièce Boxon(s) jusqu’à n’en plus pouvoir. C’était au théâtre de Vénissieux en co réalisation avec le théâtre Jean Marais de Saint Fons.

Un texte écrit par Stéphane Jaubertie et joué par la compagnie Le petit théâtre de Pain.

ici la bande annonce.

Je ne sais pas ce que mes étudiants ont retiré de cette pièce mais moi j’ai pris une claque !

Boxon(s) jusqu’à n’en plus pouvoir

Dans BOXON(s), Jusqu’à n’en plus Pouvoir, la vie se présente comme une succession de rounds au cours desquels les individus reçoivent davantage de coups qu’ils n’en donnent. Tant dans la sphère personnelle que professionnelle et à tous les échelons du pouvoir.

gens qui boxent

©Olivier Barau, Pierre Balacey, Eñaut Castagnet

Par contamination ultralibérale ou « servitude participative », les coups bas fusent et les perfidies en tous genres sont légion. Tout cela aux dépens de l’estime de soi, du bonheur et du bien-être de chacun.
Alors que la société nous commande d’aller à l’encontre de notre humanité profonde et de devenir le bourreau de l’autre pour réussir, la pièce interroge notre capacité à accepter l’inacceptable.

Savez-vous ce qu’est le Microphallus Papillorobustus ?

Les 2 minutes qui ont tout changé pour moi sont celles qui ont parlé du microphallus papillorobustus.

Il s’agit d’un parasite[1] pirate qui infeste les crevettes des étangs du Languedoc. Il s’enkyste dans leurs cerveaux et les rend folles. Elles perdent alors tous leurs repères habituels et remontent vers la surface. Elles deviennent ainsi des proies faciles pour les mouettes et les goélands qui sont les véritables hôtes du parasite.

Autrement dit, le parasite vient parasiter la crevette pour atteindre son véritable objectif : l’oiseau.

Je vous laisse lire la tirade et les commentaires qui l’accompagnent ci-dessous :

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INSPIRATION J’ai vu BOXON(s) jusqu’à n’en plus pouvoir en février dernier au @theatredevenissieux . Cette rencontre esthétique a été pour moi déterminante! Pour savoir pourquoi, il faudra lire mon prochain article qui sort 🔜 cette semaine🌈 . Il s’agit d’un texte écrit par #stephanejaubertie et joué par la compagnie @lepetittheatredepain . Pour aller vite, la pièce raconte les coups que l’on se prend tant dans nos vies personnelles que professionnelles. Comment par contamination ultralibérale ou simplement par « servitude participative » les coups bas fusent. Tout ça aux dépens de l’estime de soi, du bonheur et du bien être. . Cette tirade qui a été ma CLAQUE parle d’un parasite des étangs du Languedoc. Ce parasite enkyste le cerveau des crevettes du lac et finit par les rendre folles. Ainsi, elles remontent à la surface où elles se font dévorer par les oiseaux : l’hôte véritable du parasite. Celui-ci atteint ainsi son objectif au prix de la vie de la 🦐 ! . La nature est bien à l’image de la vie! Combien de parasites vivent à nos dépens? Combien sont-ils ceux, qui pour des raisons diverses, nous empêchent de vivre, d’exister pour nous-mêmes et d’atteindre nos objectifs? . Nombreux sont les parasites – ce sont des personnes mais ce sont aussi des émotions, un système, un travail, etc. – . Mais nous ne sommes pas des crevettes les amis! Alors battez-vous pour votre liberté plutôt que de contester les barreaux de la cage 💪💪 Et gardez bien à l’esprit qu’un parasite, aussi malin soit-il, restera toujours un parasite! . #contemporaryart #art #artisthemessage #podcast #passion #painting #exhibition #artcontemporain #galery #phd #phdlife #arttheory #culturalstudies #mavieapreslathese #artycool #onlylyon #conference #blog #actualite #exposition #femmesdart #theatre #stephanejaubertie #boxon #lepetittheatredupain 🙏🙏🙏😘

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La comédienne l’a récité avec une intensité saisissante. Il y avait autant de force que de douleur. C’est monté crescendo de sorte que j’ai eu du mal à respirer en même temps !

Pourquoi Robert Filliou a raison ?

L’art rend la vie plus intéressante que l’art car :

Ce 7 février 2020 à 20h j’aurai très bien pu ne voir qu’une pièce de théâtre sympa et intéressante.

Mais ce soir là, en rentrant chez moi, j’ai pensé à la crevette que j’étais et aux parasites qui infiltraient toutes les strates de ma vie pour prospérer à mes dépens.

Ça m’a donné le vertige !

Je me suis souvenu des raisons pour lesquelles j’avais écrit une thèse.

J’ai alors décidé de supprimer de mon quotidien autant les véritables parasites que ceux parasités par un système qui les contraint à fonctionner comme tel.

J’ai décidé de sortir de la soumission et de la dépendance auxquelles je me trouvais réduite.

J’ai décidé de reconquérir ma liberté.

J’ai décidé d’être authentique dans ce monde tristement inauthentique[2].

J’ai décidé de créer art.is.the.message.

J’ai décidé de conserver ma passion plutôt que de la sacrifier aux parasites parasités.

Revenons-en à Robert Filliou

Mais nous ne sommes pas des crevettes !

C’est pourquoi, je vous invite sincèrement à vous battre pour votre liberté et non pour contester la forme de votre cage.

Je viens de vous raconter quelque chose de personnel qui explique pourquoi, entre autres choses, la célèbre phrase cet artiste est mon mantra mais qui était-il ?

Qui est Robert Filliou ?

Robert Filliou est né le 17 janvier 1926 et est mort le 2 décembre 1987 mais il déclare être né en 999.963 a.a. (après l’art).

Vous l’avez compris, Robert Filliou est un rigolo pour qui les notions de temps et de jeu sont essentielles.

homme avec un chapeau en papier sur la tête

Portrait de Robert Filliou

©wikiart

Robert Filliou est économiste pour les Nations Unies et est un autodidacte dans le domaine des arts-plastiques. Curieux, il s’est nourri de tous les domaines de la connaissance. Il aborde des questionnements tant liés à la gnose[3], la métaphysique, la philosophie, l’écologie mais aussi la science.

Il se présente comme un « animateur de pensée ». Sa production est qualifiée de « propositions artistiques » plutôt que d’œuvres d’art.

Pour une société de « la solitude heureuse »

Robert Filliou croit en une société dans laquelle chacun individuellement aurait tout l’épanouissement de son bonheur. C’est-à-dire où chacun pourrait exprimer sa singularité.

Pour ce faire, il livre son expérience et invente des « mind-openers » (ouvroirs d’esprit). Ils sont pensés comme des outils conceptuels pour l’esprit et la pratique.

Par exemple : « C’est beau la vie ? », « Où placer l’idéal ? », « Que feriez-vous par amour ? »

Sa pensée s’exprime parallèlement à une quête personnelle empreinte d’humanisme et de foi qui oriente sa création.

En effet, l’art de Robert Filliou s’inspire du bouddhisme tantrique. Ce dernier consiste à dépasser la limite du bien et du mal et à « transformer le poison en nectar ».

Il considère l’art comme une « nouvelle source d’énergie, spirituelle et matérielle ». Il définit la triade « arts, sciences et spiritualité » comme vecteur de transformation du monde.

Robert Filliou et Fluxus

Robert Filliou est proche du mouvement Fluxus.

Fluxus c’est plus qu’un mouvement et plus que de l’art. C’est un état d’esprit et une manière d’être au monde. Un état d’esprit qui souhaite placer l’art à la portée de tous par un mode d’action directe.

fluxus

George Maciunas, Affiche de Fluxus

Fluxus est une communauté d’individus éparpillés dans de nombreux pays, regroupant une vaste quantité d’attitudes différentes envers l’art et la vie.

Tous sont singuliers mais leur positionnement à l’égard du monde de l’art est sensiblement le même :

Combattre, aux dires de Georges Brecht (grand ami de Robert Filliou), « l’immense stupidité, tristesse et absence de sens qui font la plaie de notre vie ».

Dès le début des années 1960, Fluxus s’inscrit dans la continuité des avant-gardes et plus précisément dans l’héritage de Dada. Cependant, Fluxus est un groupe dépourvu de structures sévères comme ce fut le cas dans de nombreux mouvements d’avant-gardes.

L’esprit Fluxus

Les origines de Fluxus sont multiples[4] mais l’esprit Fluxus repose sur les notions de jeu et de fête. Georges Maciunas, l’initiateur du mouvement, s’oppose fondamentalement à une idée de l’art qui paraît complexe et prétentieuse. Il refuse un art trop sérieux, trop intellectuel, inspiré, intelligent et significatif. Bref, Fluxus s’éloigne de tous les caractères romantiques et démiurgiques de l’art.

Aussi, c’est avant tout un « art-jeu » qui se veut simple, amusant et sans prétentions. Un art qui s’intéresse à des choses à priori insignifiantes, comme le fait par exemple Robert Filliou dans « l’histoire chuchotée de l’art ».

Il s’agit en fait de désacraliser l’art en épuisant toutes les possibilités et les limites du « tout est art ».

Cela signifie que tout est Fluxus mais surtout que tout est art, du moins si vous le souhaitez !

L’HISTOIRE chuchotée DE L’ART de Robert Filliou

Je vous conseille de lire le texte en même temps que vous l’écoutez. Et j’attire votre attention sur l’ajout et l’hommage bouleversant de sa fille en 1990.

Il s’agit d’un poème en 12 parties, à l’instar des 12 mois de l’année.

 Sur ce lien, la lecture en anglais par l’artiste

1.Robert Filliou chuchote
tout a commencé un 17 janvier, il y a un million d’années.
un homme s’empara d’une éponge et la plongea dans un seau d’eau.
le nom de cet homme n’est pas important.
il est mort, mais l’art est vivant.
pas besoin de noms dans cette histoire.
je disais donc qu’un 17 janvier, vers 10 heures du matin,
il y a un million d’années un homme était assis, seul, près d’un ruisseau.
où les ruisseaux courent-ils, se dit-il, et pourquoi ?
C’est à dire, pourquoi les ruisseaux courent-ils, ou pourquoi
courent-ils là où ils courent ?
ce genre de choses.
Moi, un jour, j’ai observé un boulanger au travail.
puis un forgeron, puis un cordonnier.
au travail.
et j’ai remarqué que l’utilisation de l’eau était essentielle à leur travail.
mais peut-être que ce que j’ai remarqué n’est pas important.

voix normale : de toute façon, du 17 on passe au 18,
puis au 19, au 20,
au 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30,
au 31 janvier.
ainsi passe le temps.

2. Robert Filliou chuchote
au cours de l’hiver, il y a cent mille ans.
le 17 février, pour être plus précis.
un homme se pencha vers le sol et ramassa une poignée de neige.
le nom de cet homme n’est pas important.
il est mort, mais l’art est vivant.
pas besoin de noms dans cette histoire.
se penchant vers le sol, donc, le 17 février, il y a cent mille ans.
un homme ramassa une poignée de neige.
il la porta à son oreille.
il serra la neige très fort.
il entendit…
essayez donc un jour.
prenez une bouteille de vinaigre dans la main droite
dans la main gauche un morceau de craie
faites tomber quelques gouttes de vinaigre sur le morceau de craie
et voyez ce qui arrive.
mais peut-être ce que vous voyez n’est pas important.

voix normale : de toute façon, du 17 on passe au 18,
puis au 19, au 20,
au 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
au 28 et, tous les quatre ans, au 29 février.
ainsi passe le temps.

3. Robert Filliou chuchote
un 17 mars, il y a 10 000 ans.
un homme s’acheta une bouteille de bière.
le nom de cet homme n’est pas important.
il est mort, mais l’art est vivant.
pas besoin de noms dans cette histoire.
un homme, donc, un 17 mars, il y a 10.000 ans.
s’acheta une bouteille de bière.
il l’ouvrit.
il en but le contenu.
maintenant, pensa-t-il, la bouteille est vide.
ou l’est-elle vraiment ?
c’est ce qu’il se demanda.
n’y a-t-il vraiment rien dans la bouteille ?
ma femme aussi, quand elle marche dans le brouillard,
se demande souvent ce qu’est le brouillard.
et quand elle regarde les nuages, elle se demande ce que sont les nuages
ou c’est ce qu’elle me dit.
mais peut-être ce que ma femme me dit n’est pas important.

voix normale : de toute façon, du 17 on passe au 18,
puis au 19, au 20,
au 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30,
au 31 mars.
ainsi passe le temps.

4. Robert Filliou chuchote
il y a 1 000 ans.
un 17 avril.
un homme alla chez le boucher et acheta un os frais.
le nom de cet homme n’est pas important.
il est mort, mais l’art est vivant.
pas besoin de noms dans cette histoire.
donc cet homme acheta un os frais.
le 17 avril, il y a 1.000 ans.
il le fit bouillir.
pendant environ une heure, il fit bouillir l’os.
quand il le sortit, il pensa que son aspect n’était pas le même.
vous pouvez le vérifier vous-même :
étalez de la colle sur votre plancher
étalez du goudron à côté
étalez de la gelée de fruits à côté
étalez de la pâte à biscuits à côté
et regardez ce que vous avez fait
mais peut-être que ce vous avez fait n’est pas important.

voix normale : de toute façon, du 17 on passe au 18,
puis au 19, au 20,
au 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
au 30 avril.
ainsi passe le temps.

5. Robert Filliou chuchote
au mois de mai, il y a 500 ans.
le 17 mai, pour être précis.
un homme alla dans un parc.
le nom de cet homme n’est pas important.
il est mort, mais l’art est vivant.
pas besoin de noms dans cette histoire.
un homme, donc, alla dans un parc, le 17 mai, il y a 500 ans.
il tira une pièce de sa poche.
il l’enfonça dans le sol.
puis il retira la pièce.
il regarda l’empreinte laissée dans la terre.
il réfléchit longuement.
puis il décida qu’il ne pourrait rien acheter avec.
de même, ma fille essaya de couper une allumette
avec une paire de ciseaux.
d’abord elle plaça l’allumette entre les pointes des deux lames.
puis elle plaça l’allumette au sommet de l’angle
formé par les deux lames.
bien qu’elle n’ait pas encore 3 ans, elle…
mais peut-être que l’âge de ma fille n’est pas important.

voix normale : de toute façon, du 17 on passe au 18,
puis au 19, au 20,
au 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30,
au 31 mai.
ainsi passe le temps.

6. Robert Filliou chuchote
c’était le 17 juin, il y a 400 ans.
un homme prit une balle en caoutchouc et la lança dans les vagues.
le nom de cet homme n’est pas important.
il est mort, mais l’art est vivant.
pas besoin de noms dans cette histoire.
donc cet homme, le 17 juin, il y a 400 ans, prit une balle en caoutchouc
et la lança dans les vagues.
la balle flottait sur les vagues.
il la repêcha.
avec un couteau, il fit quelques trous dans la balle en caoutchouc.
il la relança dans les vagues.
la balle coula.
vous aussi, quand vous êtes chez l’épicier,
observez sa balance.
elle indique le prix aussi bien que le poids de ce que vous avez acheté.
comment ?
qu’avez-vous acheté ?
quel en était le poids ?
quel en était le prix ?
mais peut-être que le prix n’est pas important.

voix normale : de toute façon, du 17 on passe au 18,
puis au 19, au 20,
au 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
au 30 juin.
ainsi passe le temps.

7. Robert Filliou chuchote

le 17 juillet, il y a 300 ans.
un homme décida de prendre sa température
tous les matins jusqu’à la fin du mois.
le nom de cet homme n’est pas important.
il est mort. mais l’art est vivant.
pas besoin de noms dans cette histoire.
c’était il y a 300 ans, le 17 juillet.
un homme décida de prendre sa température
tous les matins jusqu’à la fin du mois.
il la nota sur un tableau.
à la fin du mois il pensa.
je vais relever la courbe de mes températures sur le tableau,
et apprendre quelque chose sur ma santé.
voici de quoi nourrir vos propres réflexions.
mesurez la surface de votre corps.
est-elle supérieure ou inférieure à 1 ou 1/2 mètre carré ?
quelle pression atmosphérique supporte-t-il ?
votre corps, je veux dire.
mais peut-être que la pression atmosphérique que supporte votre corps
n’est pas importante.

voix normale : de toute façon, du 17 on passe au 18,
puis au 19, au 20,
au 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30,
au 31 juillet.

ainsi passe le temps.

8. Robert Filliou chuchote
il y a 200 ans, le 17 août.
un homme plongea dans la mer à une profondeur de 3 à 5 mètres.
le nom de cet homme n’est pas important.
il est mort, mais l’art est vivant.
pas besoin de noms dans cette histoire.
donc, un jour d’été,
le 17 août, il y a 200 ans
un homme plongea dans la mer à une profondeur de 3 à 5 mètres.
il essaya de respirer.
cela lui parut difficile et il essaya de deviner pourquoi.
Si vous préférez le cinéma.
allez voir un film.
prenez un fauteuil d’orchestre.
quand c’est fini, montez au balcon.
regardez le film une seconde fois.
où avez-vous trouvé qu’il faisait le plus chaud ?
en bas ou en haut ?
mais peut-être que ce que vous avez trouvé n’est pas important.

voix normale : de toute façon, du 17 on passe au 18,
puis au 19, au 20,
au 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30,
au 31 août.
ainsi passe le temps.

9. Robert Filliou chuchote
il y a cent ans,
un 17 septembre.
un homme saisit un marteau et descendit au sous-sol de sa maison
le nom de cet homme n’est pas important.
il est mort, mais l’art est vivant.
pas besoin de noms dans cette histoire.
un homme saisit un marteau et descendit au sous-sol de sa maison
un 17 septembre.
il y a cent ans.
il prit un morceau d’anthracite.
puis un morceau de charbon.
il les plaça côte à côte.
avec le marteau
il frappa l’anthracite
puis il frappa le charbon.
puis il compara les résultats.
quant à vous, si vous le souhaitez,
allumez une bougie
mettez de la farine dans le creux de votre main
soufflez la farine dans la flamme de la bougie.
entendez-vous quelque chose ?
mais peut-être que ce que vous entendez n’est pas important.

voix normale : de toute façon, du 17 on passe au 18,
puis au 19, au 20,
au 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
au 30 septembre.
ainsi passe le temps.

10. Robert Filliou chuchote
il y a dix ans,
le 17 octobre précisément,
un homme attrapa une grenouille.
le nom de cet homme n’est pas important.
il mourra bientôt, mais l’art est vivant.
pas besoin de noms dans cette histoire.
le 17 octobre, je l’ai déjà dit, il y a dix ans.
un homme attrapa une grenouille.
il la tint dans sa main.
il la regarda de près et se demanda:
la grenouille peut-elle entendre des sons.
il chercha des oreilles sur sa tête.
un ami à moi
dont la vue est excellente
aime lire le journal du matin en tenant devant lui
les lunettes d’un myope
et, le soir, il lit le journal en tenant devant lui
les lunettes d’un presbyte.
il dit que ça l’amuse.
mais peut-être que ce qui amuse mon ami n’est pas important.

voix normale : de toute façon, du 17 on passe au 18,
puis au 19, au 20,
au 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30,
au 31 octobre.
ainsi passe le temps.

11. Robert Filliou chuchote

il y a cinq ans, le 17 novembre,
un homme se tint au bas d’un escalier.
le nom de cet homme n’est pas important.
il mourra bientôt, mais l’art est vivant.
pas besoin de noms dans cette histoire.
ce 17 novembre, il y a cinq ans,
un homme se tint au bas d’un escalier.
il compta les battements de son cœur pendant une minute.
puis il monta les marches en courant.
quand il arriva en haut,
il compta de nouveau les battements de son cœur.
vous aussi, en automne,
vous pouvez mesurer la hauteur d’un petit arbre.
attendez le printemps suivant.
mesurez l’arbre une nouvelle fois.
a-t-il poussé pendant l’hiver ?
savez-vous pourquoi ?
mais peut-être que ce que vous savez n’est pas important.

voix normale : de toute façon, du 17 on passe au 18,
puis au 19, au 20,
au 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
au 30 novembre.
ainsi passe le temps.

12. Robert Filliou chuchote
le 17 décembre, il y a un an,
un homme s’empara d’une éponge et la plongea dans un seau d’eau.
le nom de cet homme n’est pas important.
il mourra bientôt, mais l’art est vivant.
pas besoin de noms dans cette histoire.
ce 17 décembre, je l’ai déjà dit, il y a un an,
un homme s’empara d’une éponge et la plongea dans un seau d’eau.
il attendit cinq secondes.
puis il retira l’éponge.
il la pressa.
il vit que…
qu’importe ce qu’il vit.
je n’essaie pas de tirer une conclusion.
Ne pas essayer de conclure, cela seul est important.

voix normale : veuillez-vous rappeler que le 17 décembre est suivi par le 18,
puis le 19, le 20,
le 21, le 22, le 23, le 24, le 25.
décembre.
et que le 25 décembre, Jésus est né.
c’est du moins ce que disent les chrétiens.
les juifs le réfutent.
les musulmans sont partagés à ce sujet.
les bouddhistes ne s’en préoccupent pas.
de même que les communistes et les athées.
quant aux artistes –
mais ce que croient les artistes, c’est une autre histoire.

robert filliou avec un chapeau en papier sur la tête

portrait de Robert Filliou

Texte ajouté par sa fille, Marcelline en 1990
il y a 3 ans, le 2 décembre 1987,
un homme est mort, assis dans son lit.
le nom de cet homme n’est pas important.
parce que l’art est vivant.
pas besoin de noms dans cette histoire.
comme je le disais,
il cessa de respirer.
avez-vous déjà essayé d’observer votre respiration
en imaginant le jour où elle s’arrêtera ?
où s’en va-t-elle ?
papa, je t’aime.

D’après douze enregistrements anglais de 3 minutes pour juke-box, Knud Pedersen, Dansk Kunstbiblioteket Editeur, Copenhague, 1963.
Note de l’édit. : Il existe une traduction française par l’auteur de la première strophe parue dans le catalogue Robert Filliou « Der 1 000 010. Geburtstag der Kunst – 17 Januar 1973 »- Neue Galerie, Aix-la-Chapelle, 1973.

Ce que nous enseigne l’histoire chuchotée de l’art de Robert Filliou

Dans ce long poème, Robert Filliou incarne parfaitement l’esprit Fluxus. En effet, il porte son attention sur des petits détails insignifiants de la vie :

  • Plonger une éponge dans l’eau
  • Regarder couler un ruisseau
  • Faire un trou dans une balle de caoutchouc
  • Compter le nombre des battements du cœur lorsque l’on court
  • Prendre sa température tous les matins
  • Se demander si les grenouilles entendent des sons
  • Ramasser une poignée de neige et écouter
  • ETC.

Mais prêter de l’attention à de petits détails n’est-ce pas une manière de transfigurer le banal[5] ? Un moyen de sublimation du quotidien ? Et finalement l’une des voies possibles vers l’éveil et la conscience de soi ?

Robert Filliou et le temps

Cependant, ce qui revient en boucle, dans chacun des passages c’est que tout cela mais surtout par qui cela a été fait n’a pas d’importance :

« Le nom de cet homme n’est pas important. Il est mort, mais l’art est vivant.
Pas besoin de noms dans cette histoire ».

Car le temps, par essence, s’écoule. Ce que nous sommes, est destiné à disparaître. « Ainsi passe le temps » !

ROBERT Filliou nous invite ainsi à l’humilité en nous rappelant que nos actes sont plus importants que nous-mêmes.

En revanche, et c’est là toute la beauté de ce texte, si les individus et les noms qui les accompagnent ne sont pas importants, l’art lui, est vivant.

L’art est plus grand ! En effet, il survit à nos petites et courtes existences et laisse derrière lui, par-delà les hommes, ses messages.

Ainsi, « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » !

Le nom de celui qui a dit ceci n’est pas important. Il est mort mais l’art vit !

 

 

[1] Pour rappel, un parasite se dit d’une personne qui vit et prospère aux dépens d’une autre personne ou d’un groupe de personnes.

[2] Je renvoie ici à la pensée philosophique de Heidegger telle que développer dans Etre et Temps. Il explique son grand concept existentialiste : le Dasein – l’être là. Pour simplifier le Dasein peut correspondre à : être soi-même mais totalement. En ce sens, le Dasein peut être authentique ou inauthentique, selon que sa possibilité lui appartienne ou non. Le Dasein se révèle par l’authenticité ou se cache par l’inauthenticité. L’authenticité implique de vivre sous le mode du « je », et non du « on », ce mode de vie impersonnel dans lequel l’individu se perd dans la masse.

[3] La gnose est la connaissance suprême qui passe par la connaissance de soi.

[4] C’est pourquoi, je lui consacrerai un article spécifique ultérieurement.

[5] Au sens où l’entend Arthur Danto.

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