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Lorsque j’ai commencé mes études l’abstraction était le mouvement d’avant-garde que j’aimais le moins.

Je l’ai trouvé très difficile d’accès et sans vilains jeux de mots tout simplement ABSTRAIT😀

Pourtant, aujourd’hui c’est de loin mon préféré. C’est pourquoi, je vais vous le présenter avec grand plaisir!

L’abstraction est une notion délicate à saisir car elle est à la fois polymorphe et polysémique. De plus, depuis son invention au début du 20ème siècle elle n’a plus quitté les pratiques artistiques. Sa richesse et sa complexité reposent sur deux attributs. Le fait qu’elle ne se laisse ni enfermer dans une définition stricte ni attribuer une fonction univoque.

Qu’elle soit géométrique ou non, lyrique, froide ou chaude, je vais vous montrer que l’abstraction échappe à toute assignation stylistique. En effet, elle ne relève d’aucun champ sémantique établi.

Elle a aussi été capable de manifester des intentions et des positions philosophiques et artistiques très différentes. Principalement, tout au long du siècle qui voit naître son apparition.

Qu'est-ce que les avant-gardes

L’histoire des abstractions dans l’art

Comme pour toute chose un peu complexe, je vais procéder simplement, c’est-à-dire dans l’ordre.

Je vais vous présenter l’histoire de la notion de manière chronologique, pour une meilleure compréhension du propos. Dans cette partie 1,  j’aborde l’abstraction historique, puis dans un second article je vous présenterai l’abstraction lyrique.

Cependant, et c’est très important, vous devez bien comprendre qu’aucune abstraction ne vient en remplacer une autre. Au contraire, elles coexistent. Il sera bien nécessaire de lire les deux articles pour comprendre l’une et l’autre. Pour chaque abstraction je vous présenterai les artistes majeurs en sachant qu’il en existe d’autres tout aussi intéressants. Il est difficile d’être exhaustive avec l’art contemporain et je ne peux de toute façon jamais tout dire d’un sujet !

Définition de l’abstraction et influences

Le terme d’abstraction vient du latin abstractio – abstrachere qui signifie tirer, enlever. On fait souvent usage en langage commun de l’expression « faire abstraction de ». Elle signifie dans ce cas ne pas tenir compte de quelque chose. Dans le champ des arts plastiques et visuels c’est exactement la même chose.

L’abstraction est une attitude vis-à-vis de la forme plastique qui, contrairement à l’idée que l’on s’en fait, ne consiste pas à rompre avec la réalité. Au contraire, elle vise plutôt à se retirer et faire abstraction de la réalité visible.

D’autre part, l’apparition de l’abstraction est concomitante avec certaines des découvertes fondamentales de l’histoire des idées du 20ème siècle, et ce surtout dans le domaine de la physique.

En effet, les recherches de Max Planck aboutissent en 1900 à la découverte de la plus petite particule de matière. Avec elle, s’accompagne la sensation qu’il persiste toujours quelque chose qu’on ne peut pas maîtriser.

abstraction historique

Max Planck – 1918 – Bundesarchiv

Max Planck

Planck dira d’ailleurs en ce sens :

Pour moi qui ai consacré toute ma vie à la science la plus rigoureuse, l’étude de la matière, voilà tout ce que je peux vous dire des résultats de mes recherches : il n’existe pas à proprement parler de matière. Toute matière tire son origine et n’existe qu’en vertu d’une force qui fait vibrer les particules. Nous devons supposer, derrière cette force, l’existence d’un Esprit conscient et intelligent. Cet esprit est la matrice de toute matière.

Autrement dit, est mis au jour l’existence d’une réalité non visible et non maitrisable. Cette dernière, vient ainsi toucher à la métaphysique et à la spiritualité en tant que production de l’esprit.

Sigmund Freud

Au même moment, dès 1896, Freud entame ses recherches et s’efforce de décrire l’organisation psychique en s’appuyant empiriquement sur l’inconscient. Sigmund Freud sera longtemps rejeté dans le camp du charlatanisme. Néanmoins, il sort de l’isolement dès 1926 avec la publication du célèbre Traumdeutung, L’interprétation des rêves.

C’est ainsi que les idées freudiennes vont énormément circuler dans les milieux intellectuels dans toute l’Europe. La notion d’inconscient va donc venir nourrir les pratiques artistiques dont l’abstraction. De cette manière une relation inédite va s’établir entre l’inconscient et le processus de création artistique.

De là, l’idée consistant à exercer une forme de maîtrise de la nature par sa représentation sur la toile (le mimétisme) va pour les artistes de l’abstraction se vider de son sens. Ils vont vouloir représenter ce qui justement n’est pas visible ou en tout cas ce qui ne se dévoile pas d’emblée au regard. En cela, ils vont venir ouvrir le champ des possibles en termes de représentation.

abstraction historique

Sigmund Freud – 1921 – Max Halberstadt

Le potentiel de l’abstraction

L’abstraction développe en effet l’idée d’un art au potentiel phénoménologique. C’est-à-dire un art qui permet à l’esprit de se retrouver face à la conscience pure. Un art qui ouvre sur les conditions ultimes d’une intelligibilité de tout ce qui peut être.

On doit le terme d’abstraction au critique et historien d’art allemand Wilhelm Worringer. Le mot apparaît dans l’ouvrage Abstraction et empathie publié en 1908. Il n’y définit pas le terme, mais il distingue néanmoins chez tout artiste deux attitudes face à la nature. L ‘une est caractérisée par l’empathie, ce qui amène le réalisme. L’autre est caractérisée par la séparation, ce qui amène à l’abstraction, puisqu’ici on se sépare de la réalité visible.

D’autre part, je rappelle ici que l’invention de la photographie est un élément déterminant. En effet, elle va pousser les artistes à s’éloigner de la figuration et de la réalité visible.

Je vous invite à consulter mon article « qu’est ce que l’art contemporain? » pour mieux saisir ce grand moment de l’histoire de l’art.

L’abstraction non-géométrique autour de Kandinsky

Wassily Kandinksy

L’abstraction non géométrique privilégie la ligne courbe. C’est une abstraction souple, ronde, avec des tâches de couleurs qui se répandent sur la surface de la toile. Wassily Kandinsky et le couple Delaunay en sont les principaux représentants.

Kandinsky est d’origine russe et est issue d’une famille bourgeoise. II fait d’abord des études de droit et d’économie. A 30 ans, il quitte Moscou et s’installe à Munich puis à Murnau en Allemagne. C’est un artiste qui va beaucoup écrire et qui va avoir une approche de l’art à la fois plastique et théorique.

père de l'abstraction

Wassily Kandinsky – 1933 – Hugo Erfurth

Trois expériences esthétiques

Il est habité par trois expériences esthétiques qu’il rapporte dans Regards sur le passé publié en 1913.

  1. La découverte en 1889 de la peinture de Rembrandt dans sa relation aux couleurs
  2. Un concert de Wagner qui conçoit ses œuvres selon le concept d’œuvre d’art totale, Gesamtkunstwerk, ses concerts constituent en ce sens des expériences uniques. En l’écoutant, Kandinsky prend conscience qu’il visualise la musique par des couleurs et des lignes.
  3. Une exposition des impressionnistes français en 1895 et notamment Ia série des Meules de foin de Monet. Elles sont représentées avec beaucoup de lumière et de façon dématérialisées. De loin, Kandinsky n’est pas parvenu à saisir le sujet des tableaux. Cette déception nourrit son abstraction.

Réalisations

Murnau avec église

En 1910, il réalise Murnau avec église. Les titres chez lui sont souvent un moyen de diriger le regard du spectateur vers l’enjeu du tableau. On constate qu’il se détache lentement de la réalité visible et qu’il se dirige vers l’abstraction. En fait, il ne procède pas par épuration à partir d’un modèle. Au contraire, il cesse plutôt de voir le monde comme objet, pour y substituer une vision intérieure.

Le tableau devient ainsi une sorte de monde parallèle, où l’artiste inscrit des couleurs et des lignes. Elles traduisent chez lui le sentiment, souvent mystique, éprouvé devant la vie. Kandinsky est un grand mystique qui s’appuie entres autres sur les doctrines de l’anthroposophie et de la théosophie.

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Wassily Kandinsky – Murnau avec église – 1910

Du spirituel dans l’art

En 1912 il sort Du spirituel dans l’art, un ouvrage fondamental de l’histoire de l’art du 20ème siècle. Kandinsky y attribue à chacun des éléments formels de la peinture une valeur précise. Il écrit ainsi que le « jaune est la couleur typiquement terrestre », le « bleu typiquement céleste » tandis que le rouge, « déborde d’une vie ardente et agitée ».

De même, le triangle incarne la forme spirituelle parfaite et est un motif récurent dans la peinture de Kandinsky. Il y développe également une notion importante, celle du principe de « Nécessité Intérieure ».

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Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier – 1912 – Vassily Kandinsky

La nécessité intérieure

Il dira :

La peinture est à l’heure actuelle encore presque totalement réduite à se contenter des formes qu’elle emprunte à la nature. Sa tâche est encore d’analyser ces moyens et ces formes, d’apprendre à les connaitre, comme la musique, pour sa part, l’a fait depuis longtemps, et de s’efforcer en les utilisant à des fins purement picturales, de les intégrer dans ses créations.

[…]

La voie où nous nous sommes engagés pour le plus grand bonheur de notre époque est celle où nous nous libérons de « l’extérieur » pour substituer à cette base principale une base toute contraire : Celle de la Nécessité Intérieure .

L’approche de Kandinsky n’a pourtant rien de religieux au sens dogmatique du terme. II y a chez lui la conscience d’une élévation de l’individu vers un absolu. Cependant c’est un absolu qu’il ne peut atteindre mais vers lequel il doit tendre.

Une production en trois temps

De 1910 à 1914, Kandinsky divise sa production selon trois terminologies :

  • Les Impressions qui reproduisent une impression directe de la nature extérieure. Elles représentent l’idée d’un mouvement qui vient de l’extérieur vers l’intérieur.
  • Les Improvisations qui sont l’expression inconsciente de l’intérieur sans rapport avec l’extérieur.
  • Les Compositions renvoyant à la même idée que les improvisations. Mais elles sont des œuvres de grandes dimensions et sont réalisées à partir d’esquisses.

Ainsi, en 1911, il réalise Impression V (Parc). Ici, on constate une autonomie des lignes et de la couleur. C’est-à-dire que les unes ne viennent pas définir les autres et vice versa. Dans ce tableau, Kandinsky cherche à traduire sa perception de la nature avec un important détachement au réel.

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Impression V (Parc) – 1911 – Vassily Kandinsky

Impression V (Parc)

Le tableau se structure autour du motif du triangle rouge dont la pointe coupée appartient à un espace non identifiable, à un au-delà du tableau. Le triangle symbolise ici la montagne. Les touches de vert sont la perception du paysage et le jaune représente la lumière qui envahit la nature.

On distingue très nettement des traits noirs qui viennent rythmer le tableau et qui représentent le mouvement du cheval en déplacement.

On reconnait deux cavaliers, l’un, au centre portant une cape bleue et l’autre, en beige, tout à fait à droite.

Je mentionne ici que Kandinsky est l’une des figures de proue du groupe d’expressionnistes allemands, Der Blau Reiter – Le cavalier bleu.

On distingue également deux personnages peut-être assis sur un banc. Mais ces repères iconographiques se dissolvent dans un ensemble de tâches colorées et de lignes noires. Ces dernières, rythment l’image plutôt que de décrire des formes. On est donc dans un rapport minimal au réel.

L’arc noir

En 1912, il réalise L ‘arc noir et bascule complètement dans l’abstraction pour ne plus en sortir.

C’est une œuvre carré de taille importante (198cm x 189cm) construite et rythmée autour du chiffre 3. En effet, trois éléments se distinguent. Un premier délimité par le rouge vif avec une forme dynamique vers le haut, en adéquation avec l’idée d’une élévation intérieure. Le deuxième élément est marqué par le chromatisme du bleu et dispose aussi d’une dynamique verticale. Le troisième enfin est marqué par la couleur violette, résultat du mélange du rouge et du bleu. Ces trois masses sont donc en contact par les couleurs.

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L’arc noir – 1912 – Vassily Kandinsky

L’abstraction comme affirmation

On distingue aussi au centre de chaque masse des points qui forment les sommets d’un triangle noir (forme qui dispose de 3 côtés). Il se dessine au centre du tableau. Celui-ci se construit autour de la dissociation ligne/couleur.

Kandinsky, par son retrait du réel, adopte une position critique face au matérialisme que l’homme a créé. Il est, selon lui, à l’origine de sa perte. C’est une attitude qui sera encore plus prégnante pendant et après la Première Guerre Mondiale.

Il affirme ainsi une dimension de l’abstraction qui souhaite libérer le monde. L’abstraction est donc chez lui une attitude idéaliste et positiviste, un moyen d’affirmer son humanisme.

Fin de vie

Kandinsky, après la dissolution en Allemagne du Bauhaus en 1933 s’exile à Paris. Il peint ses deux dernières compostions en 1936 et 1939 avec un arrêt sans doute forcé pendant la Seconde Guerre mondiale puisque l’art abstrait a été interdit par le national-socialisme.

Il décède en 1944. Il reste l’une des figures les plus emblématiques de l’abstraction.

Un couple dans l’abstraction

Robert et Sonia Delaunay

Dans un de mes articles précédents je vous parlais des couples célèbres de l’art contemporain. Vous comprenez que je ne pouvais pas tous les citer, ce pourquoi je vous parle de celui-ci maintenant.

Il s’agit de Robert et Sonia Delaunay. Ils sont tous les deux nés en 1885 et forment un couple emblématique de peintres. S’ils travaillent aussi bien seuls que conjointement, leurs travaux se complètent. Leur conception de l’art est essentiellement tournée vers la couleur et l’usage multiple de celle-ci. D’ailleurs les travaux de Robert Delaunay s’appuient sur les théories de la loi du contraste simultanée des couleurs. Elles sont élaborées par Michel-Eugène Chevreul. C’est ainsi que les œuvres du couple se concentrent essentiellement sur la recherche de la couleur pure.

Les pionniers de l’abstraction

On qualifie souvent ce couple de pionniers de l’abstraction. Après leur mariage en 1907, ils ne cessent de produire des toiles. Mais pas seulement, car ils aiment varier leurs supports et touchent à tout. Ils déclinent leur art sur des tapisseries, en architecture et même dans la mode.

Dès 1913 Sonia Delaunay s’essaie en effet à la mode en ayant l’idée d’appliquer aux textiles ses recherches picturales. C’est ce que l’on appelle la mode simultanée. Une fois de plus, elle exploite les gammes chromatiques, jouant avec les couleurs et les formes géométriques.

Elle lance entre autres, un concept de robe-poèmes. Ceci rappelle sa collaboration incroyable avec le poète Blaise Cendrars. Elle illustre son œuvre Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, un poème de 1913. L’ensemble est à couper le souffle et le travail de ces deux artistes émerge sur le premier livre simultané.

Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France – 1913 – Blaise Cendrars et illustrations de Sonia Delaunay

Une conception de l’art

Sonia Delaunay conçoit les couleurs comme ayant un langage propre. Elle l’explique ainsi :

La vraie peinture nouvelle commencera quand on comprendra que la couleur a une vie propre, que les infinies combinaisons de la couleur ont leur poésie et leur langage poétique beaucoup plus expressifs que par les moyens anciens. C’est un langage mystérieux en rapport avec des vibrations, la vie même de la couleur. Dans ce domaine il y a de nouvelles possibilités à l’infini.

Mémoires, Nous irons jusqu’au soleil, 21 février 1978, Robert Laffont.

Le couple partage cette vision et ce but que de créer un art qui se concentre sur le pouvoir constructif et dynamique de la couleur. Un mouvement qu’ils nomment le simultanéisme. Il est d’ailleurs parfois difficile de distinguer l’œuvre de l’un de celle de l’autre.

La preuve en images.

Rythme, joie de vivre – 1930 – Robert Delaunay             Rythme, abstraction – 1938 – Sonia Delaunay

L’abstraction géométrique

Kasimir Malevitch

L’abstraction géométrique quant à elle, concerne en grande partie l’artiste russe Kasimir Malevitch. Ce dernier aborde l’abstraction de manière radicale. Il n’y a pas comme chez Kandinsky un détachement progressif du réel.

L’année 1915 acte le basculement de Malevitch dans l’abstraction. De même qu’elle voit naître sa contribution majeure à l’histoire de l’art, le suprématisme.

La Russie connait à cette époque de nombreux bouleversements socio-politiques. En 1905 a lieu la révolution russe contre le régime tsariste. En 1917 la Première Guerre Mondiale favorise le climat révolutionnaire, qui émerge sur la Révolution bolchévique. Elle entraîne la fin de l’Empire des tsars et le début du communisme avec Lénine.

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Kasimir Malevitch – avant 1935 – auteur inconnu

Le renouveau

C’est tout un système qui s’écroule au profit d’un nouveau qui se met en place dans un climat de guerre civile.

L’art parce qu’il est le résultat d’une production humaine, il est toujours influencé par le contexte historique et social dans lequel l’artiste évolue. Il s’avère que les différences esthétiques sont souvent liées à des expériences de vie personnelles ou collectives. Les artistes ont en effet à cœur d’exprimer ce qu’ils vivent et comment ils voient ce qu’ils vivent.

Car, si les artistes n’avaient pas quelque chose à dire, ils resteraient simplement chez eux et ne montreraient rien.

En ce sens, on constate très souvent, concomitamment aux grands bouleversements historiques des changements radicaux en termes de langages plastiques. Si l’abstraction traverse les 20ème et 21ème siècles, les artistes qui y ont recourt ne le font pas sans raisons.

Le rôle social de l’art

Malevitch est issu d’un milieu paysan et il développe une pratique artistique à laquelle il donne un rôle social. Il pense que l’art peut faire évoluer la société.

En 1915 à Petrograd se déroule une exposition collective très importante : « 0,10, la dernière exposition futuriste ». Les artistes vont y affirmer une avant-garde russe : le 0 traduit la volonté d’une rupture radicale et le 10 correspond au nombre d’artistes exposés. Le titrage est déjà un indicateur abstrait en soit.

Les œuvres de Malevitch se trouvent dans Ia dernière salle de l’exposition. Sur l’angle d’un mur repose le célèbre Carré noir surfond blanc, l’une des œuvres les plus radicales du siècle. Elle sera énormément regardée.

La muséographie originale pensée par Malevitch n’est pas anodine. En effet ce sont traditionnellement dans une Russie très pieuse, les icônes que l’on expose dans les angles de murs.

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Exposition 0,10 – 1915 – Belgrade – Crédits : Stedeljik Museum Amsterdam

La démocratisation de l’art selon Malevitch

Ainsi, l’artiste affirme sa position d’une démocratisation de l’art qui aurait valeur de religion. A la fin de l’exposition, il publie la brochure Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Il explique comment il a accompli une rupture radicale pour créer

Au-delà du zéro des formes, un nouveau monde sans objets.

Celui-ci repose sur des unités minimales, abstraites dont la première est le Quadrangle et dont sont issues toutes les autres unités : le Cercle noir par rotation et la Croix noire par division, deux rectangles dont l’un pivote.

L’abstraction : libérer l’art de l’inutile

Il décrit en 1927 dans Le nouvel art la difficulté de cette invention et la richesse de ses implications :

Lorsque, dans mon effort désespéré pour libérer l’art du poids inutile de l’objet, je me réfugiai vers la forme du quadrangle et exposai une icône qui ne présentait qu’un carré noir sur un champ blanc, la critique soupira : « Tout ce que nous avions aimé a péri : nous sommes dans un désert.

[…]

Moi aussi, une sorte de réserve poussée jusqu’à l’angoisse m’emplit lorsqu’il s’agit de quitter le monde de « la volonté et la représentation. […] Mais le sentiment de satisfaction que j’éprouvai grâce à la libération de l’objet me porta toujours plus loin dans le désert ou n’existe comme fait que la sensibilité. Ce n’était pas un carré vide que j’avais exposé, mais la sensibilité d’un monde sans objets.

L’impossible reproduction

Le Carré noir est dessiné à main levée, ce qui lui confère son unicité. Ceci a son importance car sous l’apparente simplicité de la réalisation, le Carré n’est pas reproductible à l’identique.

Nous ne sommes donc pas du tout dans les mêmes questionnements que les ready-mades (contemporains du Carré) de Marcel Duchamp. En effet, ceux-ci perdent une partie de leur unicité dans le fait qu’ils soient reproductibles à l’identique.

La réalité théorique des ready-mades est néanmoins, un peu plus subtile que cela. Je parle toujours d’un avant et d’un après Duchamp!

Avec Malevitch on n’est pas du tout dans cette approche.

Le Carré noir est cadré au centre du carré blanc. La composition est radicale et donne une stabilité autant qu’une tension au Carré noir tandis que la couleur lui donne sa profondeur. Il renvoie à la fois à nulle part et à partout en même temps.

Pour Malevitch, le Carré noir est une étape qui conduit la peinture vers une plus grande vérité, une sensation pure. Comme chez Kandinsky mais plus radicalement encore, la peinture doit contribuer à libérer l’esprit du monde matériel pour faire pénétrer l’être dans l’espace infini.

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Carré noir sur fond blanc – 1915 – Kasimir Malevitch

L’abstraction ouvre sur l’imaginaire

Dans ce qu’il a d’absolument minimal et de silencieux, il donne précisément accès à l’expérience individuelle du sensible. C’est-à-dire « qu’un monde sans objets, sans présence de la réalité visible ouvre sur le sensible. Mais aussi sur ce qui est absent ou non visible ordinairement : le tout autre. L’abstraction ouvre ainsi le champ de l’imagination et qu’est-ce que la production d’un imaginaire ? C’est la faculté de se représenter ce qui est absent.

Au sujet des artistes qui reproduisent le réel il explique que :

Reproduire des objets et des coins de nature, c’est agir à la manière d’un voleur qui contemplerait avec admiration ses pieds enchainés. Seuls les peintres bornées dissimulent leur art sous la sincérité. Dans l’art, il faut la vérité et non la sincérité.

 Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural, Moscou, 1915

L’influence philosophique d’Hegel sur l’abstraction

On retrouve ici la vision hégélienne qui implique l’existence d’un contenu spirituel dans l’art. Il reste l’occasion, par un processus phénoménologique d’absence et de présence (absence du réel, présence du tout autre), d’une expérience du sensible. Ce qui donne à voir la vérité comme phénoménalité.

En 1918, il reprend cette idée dans une nouvelle composition : Carré blanc sur fond blanc.

Pas tout à fait carrée non plus, cette peinture témoigne, comme pour le Carré noir, d’une grande sensibilité.

La trace de la main de l’artiste est visible dans la texture de la peinture et dans les variations de blanc. Le blanc, légèrement bleuté pour la forme centrale, plus chaud et ocré sur la périphérie, crée une matière dense et complémentaire. À tel point qu’on ne peut pas séparer la forme et fond.

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Carré blanc sur fond blanc – 1918 – Kasimir Malevitch

L’abstraction perdure et demeure

Que ce soit Kandinsky ou Malevitch, ils vont poursuivre leurs pratique abstraites au-delà des années 1920. Malevitch va être très controversé par la presse dès 1930. En effet, il ne correspond plus aux normes de goût figuratives du nouveau régime soviétique. Son art, parce qu’il appelle à cultiver son imaginaire et sa liberté individuelle contient une dimension subversive. Il est à ce titre, emprisonné et torturé, il décède en 1935.

Le cas Hilma af Klint

Mère de l’abstraction

Héritière de la veine qualifiée d’ésotérique de la théosophie d’Helena Blavatsky, qui émerge face à la crise de l’objectivité en physique, on la qualifie rétrospectivement de mère de l’abstraction. La théosophie porte sur l’interprétation des mystères intérieurs à la divinité et à l’univers comme entité globale.

D’autre part, les discours émanant de l’hindouisme moderne ou des critiques antimatérialistes – prennent corps dans la pensée et les pratiques artistiques -comme ceux d’Annie Besant et Swami Vivekananda, par exemple, se sont donnés comme mission de rapporter le spirituel à un Occident aliéné de lui-même.

L’artiste est née en Suède, à Stockholm en 1862 dans l’un des rares pays qui a ouvert l’enseignement artistique aux femmes. Hilma af Klint fait ses études à la Royal Academy of Art de Stockholm et se spécialise dans le paysage naturaliste et la peinture de portrait. C’est à ce moment-là qu’elle entre en contact avec Rudolf Steiner, fondateur de la société anthroposophique qui l’initie notamment au spiritisme.

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Hilma Af Klint – 1901 – Musée d’art moderne de Stockholm

L’abstraction chez Klint

Hilma Af Klint commence seulement à peindre à l’âge de 44 ans. Son travail consiste en une série de paysages abstraits et symboliques. Il s’agit de la transcription rationnelle de croyances ésotériques traduisant la matérialisation de l’âme ou la géométrie de l’univers.

On retrouve cet attrait pour la spiritualité chez d’autres artistes contemporains comme Wassily Kandinsky, Piet Mondrian ou les Nabis. La  transition artistique de Hilma af Klint vers l’art abstrait et la peinture non figurative se fait cependant sans contact avec les mouvements modernistes de l’époque et de manière antérieures à ce qui émerge en Russie. 

C’est là, à mon sens, l’un des points extraordinaires de cette oeuvre.

Le travail de Hilma af Klint est tout d’abord spirituel et son œuvre artistique en est la conséquence.

Peintures pour le Temple

Sa grande œuvre, Peintures pour le Temple, sur laquelle elle travaillera pendant une dizaine d’années, est composée de 193 toiles regroupées en sous-séries. Les tableaux de la série Les Dix Plus Grands réalisés en 1907, portent sur les quatre phases de la vie humaine.  L’enfance, l’adolescence, l’âge d’homme et le grand âge. Composés de points, lignes, cercles, et de motifs ornementaux ces tableaux sont remarquables par l’équilibre de leur composition géométrique, l’harmonie des couleurs et leur format monumental exceptionnel pour l’époque.

Tout au long de sa vie, Hilma af Klint cherche à comprendre les mystères qu’elle a entrevus dans son travail, laissant derrière elle cent cinquante cahiers de notes de réflexions et d’étude.

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Les dix plus grands, l’âge adulte n°6 – 1907 – Hilma Af Klint

L’abstraction en postérité

Son œuvre majeure le Temple ayant été incomprise et rejetée par Rudolf Steiner, Hilma af Klint n’ose jamais montrer sa peinture abstraite à ses contemporains. Elle estime que le monde et l’époque dans laquelle elle vit ne sont pas mûrs pour les recevoir. Plus de mille deux cents tableaux sont ainsi soigneusement roulés et l’ensemble stocké dans son atelier.

Hilma af Klint meurt en 1944, à l’âge de 82 ans, à la suite d’un accident de la route.

Dans son testament, elle lègue l’ensemble de sa peinture abstraite à son neveu, Erik af Klint, vice-amiral de la marine royale suédoise. Hilma af Klint précise que l’œuvre doit rester scellée au minimum vingt ans après sa mort. Lorsque les caisses seront ouvertes à la fin des années 1960, rares sont donc les personnes ayant connaissance de ce qui allait leur être dévoilé.

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N° 1 Group X – Altarpieces – 1907 – Hilma Af Klint

Un succès posthume

Il faudra attendre encore vingt années supplémentaires avant que la première exposition n’ait lieu : l’œuvre abstraite de Hilma af Klint sera montrée au grand public pour la première fois lors de l’exposition The Spiritual in Art, Abstract Painting 1890-1985, tenue à Los Angeles en 1986. Cette exposition marquera le début de sa renommée internationale.

La collection de peintures abstraites de Hilma af Klint compte plus de mille deux cents peintures. Elle est gérée par la Fondation Hilma af Klint à Stockholm.

Cette découverte réhabilite l’oeuvre immense de l’artiste et pose désormais une femme à l’origine de l’abstraction.

Vous retrouverez la suite de mes explications sur l’abstraction dans le prochain article. Nous ferons un bond dans le temps pour se retrouver au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec l’abstraction lyrique. 

 

6 Comments

  • Avril Pénélope dit :

    Je n’avais JAMAIS entendu parler de Hilma af Klint … Jamais aucun de mes professeurs d’Art ne l’a mentionnée …
    Merci pour ce travail d’un grande richesse , merci pour ces découvertes exaltantes !

  • Céline dit :

    Merci pour cette lettre absolument passionnante ! J’ai étudié l’histoire de l’art pendant plusieurs années lors de mes études artistiques et suis ravie de découvrir encore tant de choses ! Je peins moi-même des tableaux à tendance « ésotérique » et « yogique «  car je suis passionnée de yoga et de spiritualité. Merci pour la découverte de Klint !

    • Bénédicte Maselli dit :

      Merci à vous pour votre commentaire :o) Nous avons donc des passions communes puisque au delà de l’art je pratique le yoga depuis longtemps et la spiritualité tient une place immense dans ma vie.

  • Dyvorne dit :

    Je lis donc, sur votre conseil, L’Abstraction Historique après L’Abstraction Lyrique, et n’en suis nullement déçu, d’autant plus que cet article me fait découvrir l’immense talent et la personnalité puissante et en retenue de Hilma af Klint. Encore merci
    Éric-Noël Dyvorne

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