Aujourd’hui, je vous parle de la notion de frontière dans l’art contemporain. C’est une notion qui m’est chère car elle charrie avec elle celles de mémoire et de liberté. Pour moi, l’une des nombreuses conditions à la liberté est de conserver la mémoire du monde.
Une frontière est une barrière immatérielle – qui parfois s’incarne – qui porte en elle une charge symbolique, politique et historique très forte. Elle se définit tout autant par sa dimension symbolique que par sa dimension institutionnelle. Elle n’existe en droit, pour délimiter des territoires, que parce qu’on l’a imaginée comme porteuse de ce pouvoir d’ordre et de séparation.Nombreux sont les artistes qui s’interrogent la frontière dans l’art contemporain et la mette en image ou en action dans leurs travaux.
Il existe, près de 40.000km de murs dans le monde, soit la circonférence de la Terre ! Nous vivons dans un monde hyper mondialisé dans lequel les marchandises circulent plus librement que les êtres humains! Ainsi, nous sommes en droit de nous interroger sur le paradoxe de restreindre des populations à un territoire.
Ce que certains appellent le Border Art est forcement politique et interroge autant qu’elle fait appel à l’humanisme du spectateur. Cela donne lieu à des oeuvres puissantes, riches et profondes qui ont en commun la liberté de la rencontre avec l’autre.
Géographie de la frontière
Avant les progrès de la cartographie, la frontière consistait en une zone périphérique aux murs des cités et plutôt incertaine.
Désormais, la frontière est considérée comme une ligne continue qui sépare deux territoires différents. Chaque population produit de la frontière car elle est la délimitation et la régulation de systèmes de territoires. Elles sont plus ou moins perméables et plus ou moins fermées.
Par conséquent, une frontière n’est plus jamais naturelle. Elle obéit à des accords et des conventions mis en place par les populations et les sociétés. En effet, une montagne n’est une frontière que si les deux états riverains le décrètent.
Si elles peuvent être la source de confrontations et d’incertitudes, elles peuvent également se révéler être bénéfiques pour chacun. Elles se comportent comme des moyens de communications, de stimulations, et même de compétitions activées par la présence de l’autre. C’est ce que de nombreux artistes mettent en avant dans leur travail.
La frontière dans l’art contemporain
C’est sur la frontière entre les États-Unis et le Mexique que se met véritablement en place ce que l’on nomme l’art de la frontière dans l’art contemporain. Ou Border Art et Arte Fronterizo.
En effet, avec plus de 300 millions passages légaux annuels, la frontière américano mexicaine est l’une des plus traversée au monde. Paradoxalement, c’est aussi l’une des plus fermées. Le tier de ses 3145 km est hérissé de murs et de barrières. L’ensemble du tracé est hautement surveillé.
Ainsi, en 2013, la photographe et activiste américaine Raechel Running, déploie devant le mur, un drapeau. Sur ce dernier, qu’elle a cousu, on trouve réunit symboliquement les drapeaux mexicains et américains.
Raechel Running – Agua Prieta – Mexique – 2013
Guillermo Gómez-Peña est un artiste et écrivain né au Mexique qui émigre aux États-Unis en 1978. Pour cela, la question de la frontière, notamment au travers de la notion d’identité multiculturelle, est fondamentale dans son travail.
D’ailleurs, dans l’une de ses performances en 1979, Gómez-Peña marche pendant 3 jours de Tijuana à Los Angeles. Pendant cette action, il porte un costume, un passeport, des talismans et un journal intime, tous appartenant à son père. Une gaze lui panse la tête d’une blessure qui saigne sur son visage.
C’est ici la notion de trauma qui est représentée. En effet, en grec, trauma signifie la blessure mais une blessure non refermée. Ainsi, c’est ici la blessure de l’exil forcé par les frontières et du déracinement qui est mise une exergue par l’artiste.
Guillermo Gomez-Peña – Border Walk – 1979
Cette mise en scène reproduit tragiquement la réalité des migrants mexicains qui tentent de fuir la pauvreté vers les USA. Dès lors, Gómez-Peña introduit les bases de la notion de frontière dans l’art contemporain.
C’est selon lui un art qui doit être performatif car cela permet, par son dynamisme, d’interroger directement le spectateur en remettant en jeu l’immobilité des frontières.
La frontière et l’art relationnel
En 1998, Nicolas Bourriaud définit dans son ouvrage Esthétique relationnelle le concept d’art relationnel. Ce dernier désigne des pratiques qui reposent sur la relation entre, l’oeuvre et/ou l’artiste et le spectateur. Selon Bourriaud,
l’art est un état de rencontre
mais il ne se résume pas simplement à l’« interactivité » de l’oeuvre.
Les relations humaines transforment les pratiques artistiques contemporaines et produisent des formes d’expressions nouvelles.
Ainsi, la frontière dans l’art contemporain peut s’envisager à travers du prisme de l’art relationnel. Vous allez le voir, les relations sociales et la rencontre sont au coeur d’une majorité des oeuvres de la frontière. Les artistes coopèrent, de même qu’ils produisent du dialogue, de l’échange et du partage. Ces données sont d’ailleurs les matériaux mêmes de leurs créations.
Aussi, prenez soin de remarquer de quelles façons les artiste tentent de nous rapprocher les uns des autres et ce, à une époque qui prône toujours plus la séparation.
Le Border Art, la frontière dans l’art contemporain
Le terme Border Art apparait en 1985 avec la création du « Border Arts Workshop/Taller de Arte Fronterizo » (BAW/TAF). Gómez-Peña s’associe avec des artistes binationaux et organise des performances à la frontière entre le Mexique et les USA.
Les actions de BAW/TAF mettent en exergue les discriminations, la marginalité ainsi que les désirs liés à la peur de l’Autre. En plus des performances, le collectif organise des expositions, des programmes radios et des rencontres avec les habitants. Leur volonté est d’établir un lien entre les frontaliers.
Ils attirent donc l’attention des forces de l’ordre qui tentent de les chasser sans pouvoir franchir la frontière de leur législation. Quand la police mexicaine tentent de les arrêter, ils se cachent de l’autre côté de la frontière. Puis, ils retournent au Mexique lorsque les américains arrivent. Prend alors forme un jeu de chat et de souris qui souligne l’absurdité de cette barrière.
“Border action #2:” BAW/TAF extreme performance action in front of The Border Patrol and international journalists and filmmakers – Border State Park/Playa de Tijuana – 1985
Mur de séparation à Tijuana – Prise en 2019
Ironiquement, l’art frontalier va traverser les continents et s’exporter dans le monde entier. En effet, si les barrières sont différentes, vous allez voir que les idées et les combats sont les mêmes.
Le mur de Berlin
Devenu le symbole du Border Art en Europe, le mur de Berlin fut le support d’expression de nombreux artistes. De grands noms de l’art comme Keith Haring, Thierry Noir ou Dimitri Vrubel en ont recouvert la face Ouest.
Des messages de paix et d’espoirs sont apparus le long des 155km qui ont séparé l’Allemagne en deux jusqu’en 1989.
J’ai déjà évoqué le duo Christo et Jeanne Claude dans l’article sur les couples célèbres de l’art contemporain. Très concernés par les questions liées au mur de Berlin, ils en créèrent un en barils de pétrole à Paris.
Le mur représente ainsi les conditions liberticides de l’Est, la peur de l’autre, de ses idéologies et de sa politique. L’art a grandement contribué au désir de liberté des Berlinois alors enfermés et étouffés par le béton et les barbelés. Berlin-Ouest accueille à l’époque une scène artistique dense, elle va devenir un espace créatif bouillonnant entre 1970 et 1990.
Christo et Jeanne Claude – «Iron Curtains» – mur de bidons d’huile – rue Visconti à Paris – vers 1961.
La chute, quand l’art brise les frontières
La musique joue également un rôle important dans la cohésion des esprits autour de l’ennemi commun : la division. Le chanteur David Bowie compose Heroes en 1977 après avoir vu son producteur embrasser sa petite amie devant le mur.
C’est en 1987 qu’il rejoue en concert le morceau qui devient l’hymne emblématique de la chute du mur. La scène est installée au pied du mur rassemblant 60 000 personnes de Berlin Ouest.
Mais le son résonne au delà des barbelés qui séparent l’Allemagne et rapidement des milliers d’habitants de l’Est viennent écouter. Ils bravent les forces de l’ordre pour entendre cette musique interdite et décadente. Le ministère allemand des affaires étrangères rend hommage à David Bowie le jour de sa mort en 2016. Il le remercie d’être l’un des « heroes » à avoir contribué à faire tomber le mur.
De même, le violoncelliste Rostropovich célèbre la chute du mur le 9 novembre 1989 en jouant devant ce dernier tombé. Les images du musicien traversent l’Europe. L’artiste avait dû en effet s’exiler aux États-Unis au début des années 70. Il est revenu rendre hommage à tous ceux qui ont péri à cause du mur.
Depuis, les 1,3 km restants du mur près du centre de Berlin se sont transformés en une galerie à ciel ouvert. La East Side Gallery est constituée de près de 120 peintures et graffitis d’artistes du monde entier. Elles font directement, ou plus subtilement, référence à la chute du mur et propagent des messages d’espoir et de liberté.
L’absurdité des frontières
Les territoires ne sont en fait que des terres arbitrairement scindés. J’avais déjà évoqué cette question dans l’article sur l’art africain contemporain.
Ainsi, existe-t-il une réelle différence entre des communautés éloignées de quelques kilomètres sous prétexte qu’une barrière les sépare?
Francis Alÿs met le doigt sur l’absurdité, l’injustice et l’oppression qu’engendrent les frontières de par le monde.
En 1997, dans la performance The Loop, l’artiste doit se rendre de Tijuana au Mexique à San Diego en Californie. Alors que seulement 27km séparent les deux villes, il décide de ne jamais franchir la frontière séparant les deux pays. Il met ainsi plus d’un mois, en réalisant le tour du Pacifique en avion, pour atteindre son but.
Francis Alÿs – The Loop – 1997
Artiste belge né en 1959, Francis Alÿs est d’abord architecte. C’est lorsqu’il participe à un projet de secours de Mexico qu’il abandonne sa formation. Bouleversé par la ville détruite par un tremblement de terre, il s’y installe et développe un travail pluridisciplinaire. On retrouve dans tout son travail, l’aspect géopolitique des frontières et des territoires.
Redessiner les cartes
Beaucoup de ses actions se concentrent autour de la marche. Une référence à la figure de l’artiste flâneur que Charles Baudelaire définissait comme indépendant, observateur et dans le mouvement. Cette notion fut plus tard développée par Walter Benjamin, traducteur de Baudelaire et historien de l’art.
Je suis en train d’écrire un article sur les artistes marcheurs.
Les actions de Francis Alÿs sont poétiques, politiques et souvent silencieusement cyniques.
Francis Alÿs – The Green Line – 2004
The Green Line est une autre performance plus récente menée en 2004 à Jérusalem.
La « ligne verte », c’est la frontière qui a séparé, de 1948 à 1967, la partie de la Palestine occupée par le récent État d’Israël de celle occupée par le royaume jordanien à la suite de la première guerre israélo-arabe.
Cette guerre exprimait le refus arabe du « plan de partage de la Palestine » – plan de l’ONU de 1947 – qui prévoyait la création d’un État juif, d’un État arabe et d’une zone internationale comprenant la ville de Jérusalem. Frontière qui divise physiquement la ville de Jérusalem entre une partie juive à l’ouest et une partie arabe à l’est.
L’artiste marche alors le long de la frontière entre Israël et les États Arabes telle qu’elle fut définie en 1947. Le long des 24 kilomètres de frontière, il déverse 58 litres de peinture verte, inscrivant la carte même sur la terre. Il passe devant des soldats qui n’y voient rien. Devant des enfants qui rient. Devant des adultes qui ne comprennent pas.
L’exil contraint
L’artiste britannique, d’origine palestinienne, Mona Hatoum est une figure très importante de la scène contemporaine internationale. C’est aussi, l’une de mes artistes préférées car son travail me touche profondément. Née à Beyrouth en 1952 elle se rend à Londres en 1975 pour un court séjour alors qu’elle a 23 ans. La guerre civile éclate au Liban et l’empêche de retourner chez elle, auprès de ses parents. Cet exil contraint, et la séparation avec ses proches, parcourent ainsi toute son oeuvre.
Elle met en vidéo les lettres manuscrites en arabe qu’elle envoie ou reçoit de sa mère dans Measures of Distance. Cet échange épistolaire est le seul moyen lui permettant de franchir
symboliquement la frontière fermée. Les lettres parlent d’un amour déchiré par la distance, le quotidien de la guerre et l’impossibilité de se retrouver.
Mona Hatoum – Measures of Distance – 1988
Le manuscrit, comme un voile, enferme l’image de sa mère, devenu un souvenir. Cette oeuvre raconte la fragilité d’un corps mis à nu devant la violence, le doute et la peur. Mais c’est aussi un travail sur l’amour et l’espoir de se retrouver, en dehors de tous conflits.
Dissoudre les frontières
Comme je vous le disais, l’oeuvre de Mona Hatoum est traversée par la notion de frontière, de limite et d’endiguement. Present tense de 1996, est également une oeuvre qui mêle la mélancolie à l’espoir. C’est une installation au sol composée de 2400 blocs de savons de Naplouse, un produit typiquement palestinien qui vient faire directement appel à l’histoire et aux traditions ancestrales de ces terres. Mona Hatoum y a incrusté de petites perles qui dessinent les contours des territoires qui doivent être rendus aux palestiniens tel que convenus en 1993 par les accords d’Oslo.
Mona Hatoum – Present Tense – 1996
Le titre – traduit littéralement par moment présent –, transmet l’idée d’une période éphémère, vouée à disparaître. Le terme tense se comprend également comme une crispation, qui vient faire écho aux tensions dans ses régions.
L’usage du savon implique, selon l’artiste, une situation temporaire. Prêt à se dissoudre, il finira par disparaître, tout comme peut être que les frontières qu’il représente.
De même, le savon est utilisé par nous tous dans le but de nous laver. Aussi y’a t-il je pense une notion de reparation dans l’usage du savon. On nettoie ce qui a été souillé.
La fragilité des frontières
Si la fragilité est déjà présente dans Present Tense, ceci est encore plus visible dans Map de 1999. En effet, il s’agit d’une carte du monde réalisée grâce à de petites billes de verre.
Aussi, l’installation est-elle fragile, mobile et réversible tout comme le sont les frontières. En effet, un infime détail peut venir tout faire basculer et contraindre à l’exil et au déracinement des populations entières.
Vous pourrez en découvrir davantage sur Mona Hatoum en vous inscrivant à ma prochaine conférence sur cette dernière.
Mona Hatoum – Map – 1999
En plein milieu
Lawrence Abu Hamdan est un artiste jordanien né en 1985. Ses oeuvres sont majoritairement sonores. Elles se concentrent sur l’implication politique, juridique et religieuse de la voix humaine, de l’écoute et du silence.
This Whole Time There Were No Land Mine est une installation composée de 8 écrans qui se font face. Ils diffusent de manière aléatoire des enregistrements capturés au téléphone en 2011 sur le Plateau du Golan en Syrie. Dans cette portion de terre annexée par Israël à la Syrie se trouvent « La vallée des cris ». En effet, à cet endroit, la géographie des lieux porte le son au delà de la frontière entre les deux pays. C’est pourquoi, les familles séparées par l’histoire s’y réunissent régulièrement.
Lawrence Abu Hamdan – This Whole Time There Were No Land Mine – 2011
Le 15 mai 2011, les palestiniens des deux côtés de la frontière se réunissent pour l’anniversaire de Nakba. Cette année là et contrairement aux autres rassemblements, 150 d’entres eux tentèrent de traverser la frontière de la Syrie vers Israel. Les enregistrements vidéos proviennent des familles du côté israélien. Ces derniers les conjurent de toute leur force de ne pas traverser la vallée qui est remplie de mines. Les écrans s’allument alors au son des voix qui hurlent.
Le spectateur se retrouve ainsi au milieu de ces cris de peur et de colère. Il se ressent là, la douleur, le désespoir et la déchirure qui séparent les familles déracinées.
La violence de l’immigration
Dans la Bible, les Guiléadites utilisent le terme de schibboleth pour reconnaitre leurs ennemis qui ne savent pas le prononcer. À cause de leur accent, les étrangers se trahissent, et finissent égorgés.
L’artiste Doris Salcedo, d’origine colombienne choisit ce titre pour illustrer l’immense fissure qu’elle fit créer dans le hall de la Tate Modern.
Cette cicatrice serpentant le plancher du musée évoque le danger de traverser les frontières et la peur d’y être rejeté. Comme dans le passage de la Bible, les migrants sont victimes d’une grande violence raciale basés sur leurs différences identitaires. Pour Doris Salcedo, les immigrés sont accusés à tort de mettre en péril la culture des pays occidentaux.
Doris Salcedo – Shibboleth – 2007
Shibboleth remet ansi en question les prétentions démocratiques et homogènes de l’Europe.
L’oeuvre est rebouchée mais laisse une trace indélébile au milieu de l’espace, comme un rappel à l’impossibilité de refermer complètement les blessures de séparations.
Import/Export
Les frontières n’existent que dans la mesure où il existe des corps pour les traverser ou les subir.
Barthélémy Toguo est un artiste contemporain camerounais. Il est nommé en 2016 pour le prestigieux prix Marcel Duchamp. Son travail est pluridisciplinaire
Dans ses installations, il met en scène le déplacement à travers l’exportation et/ou l’importation de marchandises. Il souligne la facilité d’échange entre les pays, tant qu’il ne s’agit pas d’êtres humains. Les frontières contraignent souvent ceux qui veulent survivre à l’immigration illégale. L’artiste saisit leur périple, lorsqu’ils embarquent clandestinement dans des avions ou des bateaux, pour rejoindre des vies meilleures.
Barthélémy Toguo – Mamadou – 2010. Tampon (sculpture en bois 24,5 x 15 x 30,5 cm) et empreinte (gravure sur bois 51 x 38,5 cm) © ADAGP, Paris 2011
En 2010, il réalise des bustes en bois qui laissent apparaître à leur envers la surface encrée d’un tampon. Semblable aux visas tamponnés sur les passeports, on peut y lire « Clandestin », « Mamadou », « Carte de séjour ». Ces empreintes laissent entrevoir la souffrance identitaire des migrants. Dans le pays d’accueil, la différence des cultures entraine souvent le rejet, la haine et l’incompréhension.
L’Exode
Barthélémy Toguo fait le constat de l’envie des jeunes africains à quitter leur continent vers un ailleurs. Ce chemin fait d’exil est parfois rempli d’épreuves et de difficultés. Pas tous n’y arrivent…
Dans son installation Road to Exile, Toguo met en scène la traversée en bateau des migrants africains vers l’Europe.
Barthélémy Toguo – Road to Exile – 2008 © ADAGP, Paris 2011
L’oeuvre représente une barque rudimentaire en bois remplis à rebord de ballots de tissus, flottant sur des bouteilles en verre. La fragilité du verre, le bois qui s’affaisse sous le poids de sa cargaison, montre un déséquilibre dangereux. Le volume des ballots est énorme, et rappelle les images de ces bateaux précaires remplis à en déborder. On comprend au premier regard que la traversée est un périple. Ainsi, on ne peut pas avoir la certitude que le bateau arrivera à son port.
Au delà des frontières
Le travail du collectif Slavs and Tatars, allie sculptures, installations, performances et éditions.
Les artistes démontrent la richesse culturelle et les complexités géographiques qui s’étendent au-delà des barrières symboliques et institutionnelles.
Leurs recherches portent sur le vaste territoire contenu entre l’ancien mur de Berlin et l’actuelle grande muraille de Chine. C’est là où se percutent l’Est et l’Ouest, où les cultures, les religions et l’histoire se confondent et se redéfinissent.
Slavs and Tatars – Dillio Plaza – 2019
L’oeuvre Dillio Plaza de 2019 est une chance pour le visiteurs de se désaltérer avec un verre de jus de pickles. Il est ensuite invité à entrer dans un espace de repos désigné par les artistes berlinois. Ce dernier est inspiré des traditions architecturales turques dont la communauté est très importante en Allemagne. On y trouve une fontaine telle qu’il y en a dans les hammams et des distributeurs de jus de pickles.
La chance du multi-culturalisme
L’intention du collectif est de mettre en avant une ancienne technique de fermentation d’origine turc. De la même façon qu’un langage incarne une culture, la culture culinaire est un recueil sensoriel de l’histoire.
Slavs and Tatars – Dillio Plaza – 2019
Aussi, à l’Est de l’Europe, le jus de pickles est traditionnellement bus comme remèdelà la gueule de bois. De l’autre côté, en Europe de l’Ouest, il a été commercialisé comme une boisson énergétique qui accroit les performances. Dillio Plaza, nous invite ainsi à regarder au delà des frontières, au travers de l’hybridation culturelle. L’oeuvre offre la possibilité au visiteur de poser son regard sur la rencontre de différentes cultures.
Le mur à bascule
Rétablir le lien avec l’autre et l’un des enjeux principaux de la frontière dans l’art contemporain. Je vais vous parler de trois oeuvres temporaires qui ont eu lieu à la frontière mexicano américaine.
La question du mur « contre le Mexique » tant désiré par Donald Trump, soulève toujours beaucoup d’indignations. Deux architectes américains ont collaboré avec le collectif mexicain Chopeke qui construit des habitations aux communautés les plus démunies. The Teeter Totter Wall est d’abord un projet utopique que les architectes avaient dessiné en 2009.
Dix ans plus tard, en 2019, le projet devient réalité car ils installent trois balançoires géantes traversant le mur.
Deux architectes américains ont collaborés avec le collectif mexicain Chopeke – The Teeter Totter Wal – 2019
En présence de soldats américains et mexicains, les enfants n’ont pu jouer que 20 minutes avant que l’évènement prenne fin. L’oeuvre reste néanmoins un témoignage poignant de la volonté des individus à transcender les forces qui tentent de les diviser.
Bon à savoir !
The Teeter Totter Wall fut récompensé par le prix Beazly du Design Museam de Londres en 2020.
À table !
Pour lutter contre les frontières, il n’y a rien de mieux que de réunir les habitants des deux côtés!
C’est l’intention de JR, l’un des artistes contemporain français les plus médiatiques. JR possède le plus grand support du monde : il affiche ses portraits sur tous les continents !
Artiste engagé, ses photos monumentales en noir et blanc recouvre les murs de Paris à New York en passant par Rio de Janeiro et Shanghaï.
JR – Picnic – 2017
Cette fois c’est à Tecate, à la frontière mexicano américaine que je vous emmène. Cette oeuvre fut installée au moment où Donald Trump durcit les lois contre l’immigration. Picnic consiste en une longue nappe de plus d’une centaine de mètre qui s’étend à travers la frontière. Dessus, l’artiste laquelle a imprimé le regard de Mayra, une enfant mexicaine qu’il décrit comme une « rêveuse ». Il a ensuite invité qui le souhaitait à s’asseoir autour de la photo et à partager un repas.
Le partage contre la division
La frontière est généralement un lieu de passage périlleux et contrôlé intensément par les forces de l’ordre américaine. JR à travers son travail, tente de détourner les contraintes du mur pour nous raconter l’histoire d’une humanité partagée. Avec Picnic, on peut voir les forces de l’ordre participer au déjeuner et un orchestre s’est organisé de chaque côté. Les participants s’échangent de la nourriture et de l’eau à travers les barreaux qui les séparent, et oublient un instant leurs différences.
JR – Kikito – 2017
À quelques mètres des célébrations, une autre oeuvre traitant de l’enfance et de l’immigration surplombe la frontière bordant la Californie. JR s’est associé avec les habitants de l’état Mexicain et a installé sa photographie sur le terrain d’une famille modeste. C’est l’enfant de cette famille, surnommé Kikito, qui donne son nom à l’oeuvre et qui sert de modèle.
L’image montre l’enfant d’un an regarder curieusement de l’autre côté du mur. Il surveille avec candeur les terres américaine qu’il ne peut rejoindre.
JR a ensuite expliqué au New Yorker sa vision du projet:
Trump a commencé à beaucoup parler d’un mur le long de la frontière mexicaine et un jour je me suis réveillé et j’ai vu un enfant qui regardait par-dessus le mur. Je me demandais, à quoi pense ce gamin? Que penserait un enfant? Nous savons qu’un enfant d’un an n’a pas de vision politique ni de point de vue politique. Il ne voit pas les murs comme nous les voyons
L’art brise les frontières
Très engagé, l’artiste ne s’arrête pas là, sur le mur qui sépare Israël de la Palestine, il colle d’immenses photographies. Il se rend compte qu’avec son passeport français, il peut traverser le frontière sans qu’on ne l’en empêche. En empruntant un taxi quand il arrive, JR saisit que les habitants ont peur des gens de l’autre côté. Chacun a les mêmes a priori sur les israéliens ou les palestiniens.
C’est pourquoi, il réalise Face 2 Face en 2007.
Il souhaite alors que l’installation soit visible des deux côtés du mur, car les locaux, eux, ne peuvent le franchir. Les portraits représentent des Israéliens et des Palestiniens qui exercent le même métier. Exposés côte à côte le long du mur, JR demande aux spectateurs d’identifier qui est israélien ou est palestinien. Et la plupart se trompent, victimes des stéréotypes et des fantasmes qu’ils ont sur les autres ! L’oeuvre pointe alors la similitude entre les peuples, qu’ils soient séparés ou non. Ils se ressemblent, partagent presque le même langage, et vivent à quelques mètres le uns des autres. C’est uniquement la frontière, et la peur qu’elle engendre, qui les divisent.
Ainsi JR tente t-il de réunir de ce qui est épars, sur le lieu même de la séparation.
Guerre et Spray
Je ne vous présente plus Banksy, sans aucun doute l’artiste contemporain et street artiste, le plus connu au monde. Ses oeuvres qui mêlent politique et humour sont affichées dans les rues, à la vue du plus grand nombre. Pourtant, loin de l’élitisme des musées et des galeries, chaque nouvelle oeuvre de Banksy est un événement médiatique.
Banksy – The Walled Off Hotel – 2017
J’aimerai vous parler d’un autre aspect du travail de Banksy. En 2017, l’artiste anglais ouvre un hôtel à Bethléem, en Cisjordanie, avec vue sur le mur de séparation. The Walled Off Hotel (comprendre « l’hôtel coupé par le mur ») est un véritable établissement tout à fait fonctionnel. Ce dernier propose quatre types de chambres. On trouve des chambres remplies d’oeuvres, des chambres avec vue sur le mur, des chambre « budget » meublées de surplus militaire. Et pour les plus exigeants, une suite « présidentielle » qui permet d’accueillir six personnes. Elle est équipée de « tout ce que ce qu’un dirigeant d’état pourrait désirer » selon Banksy.
Faites le mur !
L’ironie dérangeante de Banksy est très présente. On trouve dans les espaces communs un piano bar colonial, en hommage à la Grande-Bretagne. En effet, le gouvernement britannique fut mandataire de la Palestine jusqu’au partage de son territoire en 1947. D’ailleurs le chanteur Elton John fait partie des artistes conviés à jouer lors de l’inauguration.
Bien que l’artiste affirme ne pas prendre partie, l’oeuvre est pertinemment politique. Des voyageurs du monde entier peuvent affluer pour profiter de cette expérience unique. Mais cela souligne malicieusement que les locaux n’ont pas la liberté de se mouvoir en dehors du territoire assigné. Le site internet de l’établissement invite même à taguer le mur.
Ce n’est pas très légal » précise-t-il, « mais d’un autre côté, le mur lui même ne l’est pas.
Aujourd’hui, l’identité du street artiste le plus célèbre du monde reste inconnue. Beaucoup de théories plus ou moins alambiquées alimentent le succès de Banksy. Dans tous les cas, l’entièreté de son oeuvre se veut démocratique et accessible. C’est un beau pied de nez au monde de l’art contemporain en général.
Et vous, savez-vous qui est Banksy ?
Mes tips !
Si vous voulez en savoir plus sur le phénomène Banksy, je vous conseille Exit through the gift shop. C’est un film qu’il a réalisé sur un étrange artiste qui rencontre… Banksy ! Mais pas sur qu’il y dévoile tous ses secrets et les mystères qui l’entourent.
Pour connaître les théories autour de l’identité de Banksy, vous pouvez consulter l’article que la Maison des Tableaux a consacré à cette question.
Au milieu de l’hiver
Pour terminer, j’aimerai vous parler d’un travail tout particulier. Ces dernières années, l’oeuvre collaborative de Lucy + Jorge Orta s’est concentrée sur l’Antarctique. Antartica est un corpus qui parle de la mobilité et des relations humaines et de leurs influences politiques et environnementales.
Selon eux, l’Antarctique est une utopie : un continent où les conditions de survie dépendent de l’entraide et de la solidarité. En effet, grâce au Traité sur l’Antarctique, c’est le seul continent où uniquement les activités pacifiques sont autorisées. On y pratique des recherches scientifiques et sur la protection de l’environnement pour le bien de la communauté mondiale. L’antarctique est donc un exemple unique de solidarité et de cohésion.
Antartica World Passport Delivery Bureau – Lucy & Jorge Orta
Antartica World Passport Delivery Bureau est une oeuvre de Lucy + Jorge Orta posant la question de l’appartenance au monde d’aujourd’hui.
Que veut dire être un citoyen à l’âge de la communication et de l’échange transfrontalier ?
Le projet fut présenté à la COP21 en 2015. Si l’on met en perspective la montée des tendances nationalistes et la fermeture des frontières européennes, on imagine que l’oeuvre à du déranger.
L’invincible été
Avec l’aide d’une équipe de scientifiques et de chercheurs, Lucy + Jorge Orta ont menés une extraordinaire expédition en Antarctique. C’est une réponse à une commande de la Biennale de la fin du monde à Ushuai. Les deux artistes installe 50 abris qui ont pour vocation d’accueillir des personnes ayant traversé des frontières.
Les abris sont cousus avec les drapeaux des 50 pays qui ont signé le Traité de l’Antarctique. Les Orta y ont sérigraphié l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme sur la liberté de circulation.
Ils y ajoutent la mention qu’aucun individu n’est inférieur au capital, aux marchandises, aux communicationx ou à la pollution. Ces derniers ignorent toutes frontières.
conclusion
Pour conclure, vous l’avez vu, toutes les oeuvres présentées ici sont le fruit d’une multitude d’acteurs. Mais surtout d’une rencontre entre différents individus, ce qui est l’une des fonctions essentielle de l’art : se/et faire se rencontrer les individus entre eux.
A ce titre, il me semble que l’art constitue le seul espace de liberté individuelle et collective dans lequel il n’y a ni frontières, ni limites.
Un grand merci à Alexis Lienard pour son aide dans l’écriture de cet article
Merci beaucoup pour cet article très intéressant et riche en piste de travail. Je suis enseignante en arts appliqués et cultures artistiques en lycée professionnel avec des élèves conducteurs routiers, chauffeurs livreurs, opérateurs logistiques. J’ai pour projet No(s) frontières à la rentrée prochaine. J’amène mes élèves à réfléchir et à travailler, créer sur cette notion de frontières.
J’ai trouvé dans votre article pleins de références que je vais approfondir. Moi aussi j’aime énormément le travail de Mona Hatoum que j’ai découvert cette année dans le cadre d’un travail sur la cartographie. Elle transmet des valeurs fortes dans son œuvre.
Un grand merci pour votre article.
Bien à vous
Khélidja Poulet
Merci Khélidja pour votre commentaire. Je suis heureuse de lire que cet article vous accompagne dans vos projets de réflexions et d’enseignements. J’écris précisément en ce sens. La notion de frontière est un sujet aussi sensible qu’essentiel et vos élèves ont de la chance d’avoir quelqu’un qui leur propose d’y réfléchir. Certains conducteurs routiers auront par ailleurs l’occasion d’en franchir quelques unes qui n’ont rien d’anodines.
A bientôt
Merci pour cette invitation à rêver d’une terre sans frontière. Ces trois liens (à copier-coller) vous feront peut-être aussi rêver:
– http://gonze.org/wikiGG/index.php/Un_R%C3%AAve_F%C3%AAl%C3%A9
– http://gonze.org/wikiGG/index.php/Un_R%C3%AAve_venu_de_Bient%C3%B4t
– http://gonze.org/wikiGG/index.php/Un_R%C3%AAve_pour_Ailleurs
avec mes amitiés
Merci Monsieur pour votre commentaire. Je suis heureuse si cet article vous a apporté quelque chose. Merci également pour vos liens. J’ai beaucoup aimé la cocotte en papier de 8 tonnes. C’est un motif autant qu’un symbole que j’affectionne. J’en ai moi-même une tatouée discrètement en signe – memento mori – de liberté fragile certes mais de liberté quand même, toujours et partout. Au plaisir d’en découvrir davantage sur votre travail d’anartiste.